GEAB N°74 – La Crise financiaire
La guerre est déclarée entre le monde économico-politique et la sphère financiaro-bancaire
Depuis le bouclage du contenu de ce numéro du GEAB avant-hier soir, notre équipe observe de près l’inhabituelle coïncidence de l’effondrement de tous les indicateurs : bourses européennes, américaines et asiatiques, matières premières… et même et surtout or. Nous n’avons malheureusement pas le temps de nous étendre sur ce phénomène. Nous l’interprétons de toutes manières dans la droite ligne de tout ce que nous décrivons dans le présent numéro. Mais là où ce numéro décrit les choses encore assez calmement, comme encore à venir, nous nous demandons si ces prémisses ne sont pas celles de l’effondrement que nous anticipions pour la période de mars à juin 2013. L’austérité occidentale (séquestre américain + cure d’austérité européenne) dont la croissance chinoise finit par se ressentir avec ces mauvais chiffres annoncés aujourd’hui provoque un effondrement du prix des matières premières et des bourses qui entraîne une chute des actifs bancaires, obligeant les banques à liquider en urgence leurs positions pour obtenir des liquidités. L’or-papier est bradé et se retrouve menant la danse. Le phénomène est d’autant plus remarquable que, si nous étions dans un processus spéculatif normal, les baisses d’un marché profiteraient à un autre. Nous sommes peut-être au début d’un mouvement de panique dans lequel toutes les positions spéculatives sont abandonnées. Si un effondrement du type de celui de 2008 est bien en train de se mettre en place, la question est : d’où viendront les milliers de milliards qui ont rattrapé in-extremis le système financier en 2009 ?
Selon la méthode d’anticipation politique, la datation des ruptures s’effectue en identifiant les périodes à haut risque lors desquelles la moindre étincelle vient mettre le feu aux poudres. La période actuelle en est un exemple typique où se conjuguent un nombre impressionnant de facteurs explosifs : nouvelles bulles financières gonflées par les injections massives d’argent public, instabilité géopolitique mondiale, guerre des monnaies, début de guerre politique contre le « terrorisme financier », crise politique en Europe, chômage de masse et économie réelle dégradée, sans compter bien sûr l’endettement public qui atteint des sommets. C’est une telle coïncidence de facteurs qu’il relève du miracle que cette situation perdure. Nous en avions analysé les raisons dans le GEAB n°71, notamment l’intérêt commun à garder les États-Unis sous respiration artificielle et la générosité démesurée des banques centrales. Ce dernier aspect a franchi un nouveau stade avec la politique de la Banque du Japon qui cette fois, loin de réduire le niveau de risque, l’amplifie au contraire comme nous l’expliquons ci-dessous, et est exemplaire de la fuite en avant qui sert aujourd’hui de politique à certains pays démunis de solutions et que les lecteurs du GEAB connaissent bien : Japon, Royaume-Uni et États-Unis.
Notre équipe estime ainsi qu’un nouveau pas dans l’instabilité du système a été franchi. Quelques notes discordantes viennent en outre percer le silence assourdissant imposé jalousement par le monde financier sur la situation réelle, comme la soudaine dégradation « surprise » de tous les indicateurs macro-économiques censés pourtant refléter la « reprise » : emploi aux États-Unis (1), au Canada (2) et en Australie (3), indices de confiance (4), ventes d’ordinateurs (5) et de téléphones mobiles (6), exportations chinoises (7), ventes de voitures dans les BRICS (8), etc.
La crise chypriote est également une bonne piqûre de rappel. Les remous générés par cette île minuscule, pourtant hors du cœur financier mondial qu’est la zone dollar, laissent augurer ce qu’il adviendra quand lâchera un nœud central du système. Car tandis que petit à petit l’Europe panse laborieusement ses plaies, au contraire la « zone US » s’enferre toujours plus dans les méthodes responsables de la crise, comme si choisir un plongeoir plus élevé au-dessus d’une piscine sans eau allait rendre le choc moins douloureux.
LA CRISE AU CARRÉ OU LA FUITE EN AVANT COMME « POLITIQUE »
« Bâtir une nouvelle crise sur la crise existante » semble être le but des politiques au Japon, au Royaume-Uni et aux États-Unis. À l’image de ces produits financiers qui ont explosé en vol en 2008, les « CDO au carré » (9) qui sont des constructions complexes sur des constructions complexes (CDO sur des CDO) visant à diluer le risque mais qui en réalité l’exacerbent, la fuite en avant menée dans ces pays construit une sorte de « crise au carré », une nouvelle crise sur la crise de 2008. Ils prétendent éteindre l’incendie en l’arrosant, sans s’apercevoir que ce n’est pas de l’eau qu’ils utilisent mais de l’essence.
Ainsi de la Banque du Japon qui dévoile son plan de rachat de dette japonaise (10) à faire pâlir de jalousie Ben Bernanke et son QE (11). Si ce n’était le Japon qui a connu un passé douloureux sur la question, nous dirions que l’arme atomique a été dégainée et que les risques de dérapage sont immenses, avec des conséquences à la hauteur de la puissance de feu. En effet, l’énorme dette japonaise était jusqu’à présent soutenable car les intérêts des bons du trésor étaient très faibles, de l’ordre de 0,5%. Les investisseurs, principalement les institutions nationales, acceptaient ces rendements médiocres car l’inflation était négative, de l’ordre de -0,5%, faisant donc monter le rendement réel à 1% environ. Mais déjà des tensions se faisaient jour, comme le plus gros fonds de pension japonais et mondial menaçant de sortir des bons du trésor japonais3. Or avec un objectif d’inflation maintenant à 2% et une banque centrale déterminée à le réaliser en doublant la quantité de monnaie en circulation (12) (!), le taux des bons du trésor devra monter aux alentours de 3% pour laisser aux investisseurs un rendement réel de 1%. Sur une dette dépassant 200% du PIB, ce taux est insoutenable car le service de la dette représente déjà 40% des recettes publiques au taux actuel (13). Le marché en a bien conscience comme en témoignent les quatre suspensions temporaires, en quatre jours, du marché des bons du trésor japonais à cause de trop fortes fluctuations (14). C’est un avertissement clair du risque de dévissage incontrôlé.Le Japon est donc dans une impasse : continuer cette injection massive de liquidités pour créer de l’inflation et aller soit à un défaut sur sa dette à cause de taux d’intérêt insoutenables (avec des conséquences dramatiques sur les entreprises et les fonds de pension), soit à une spirale incontrôlable où la BoJ serait le seul acteur sur le marché des bons du trésor quand tous les autres vendraient ; ou bien arrêter le plan en cours et laisser l’économie dépérir. Sans compter que, patriotisme ou non, la tentation doit être forte pour les entreprises japonaises d’investir à l’étranger pour se protéger de la chute libre du yen qui flirte maintenant avec le cours de 100 yens pour un dollar.
BULLES À TOUS LES ÉTAGES
Mais, dans une moindre ampleur, la même stratégie est expérimentée depuis le début de la crise par les États-Unis. Ce maintien au forceps de l’illusion d’une économie réelle bien portante alimente des bulles un peu partout. Que ce soit la bulle des prêts étudiants, celle des prêts automobiles, bien sûr la bulle des bons du trésor, ou encore une nouvelle bulle de type subprimes en formation à la demande d’Obama qui incite maintenant les banques à prêter aux ménages les moins sûrs (15) afin de relancer l’immobilier, tous ces pans de l’économie ne tiennent que grâce à la Fed et sont déconnectés de la réalité comme nous l’avons vu au GEAB n°73. Mais, en paraphrasant une réplique de film (16), l’important ce n’est pas la bulle, c’est l’atterrissage.
En rouge, production par les États-Unis de « produits exportables » (grosso-modo tous les produits manufacturés mais peu de services). En bleu clair consommation privée aux États- Unis, en bleu foncé consommation du gouvernement. En billions de dollars de 2011. Source : Tullet Prebon
Mais en réalité, la bulle ultime c’est le dollar. Toute la suprématie des États-Unis repose sur la domination du dollar, et toute leur politique étrangère a pour but de préserver à tout prix cette domination. Or ils n’en ont plus la possibilité. Le rôle du dollar s’amenuise de toutes parts : à coup d’accords de swap ou de commerce hors dollar (19) ; à coup de perte de confiance y compris aux États-Unis où la politique inflationniste de la Fed a conduit plusieurs États à autoriser l’or comme monnaie ou du moins à l’envisager (20) ; à coup de sortie progressive de la Chine du marché des bons du trésor US (21) (ne serait-ce que parce que ses faramineux excédents commerciaux ont disparu), etc. La bulle du Bitcoin (22) illustre encore cette défiance dans le dollar comme nous l’avions anticipé au GEAB n°71 : « Les expériences de monnaies alternatives […] sont à l’ordre du jour en 2013. […] Deux logiques différentes poussent à ces expérimentations. [La première est] la perte de confiance dans la monnaie officielle ».Une zone dollar qui se réduit comme peau de chagrin et une Fed qui au contraire imprime de plus en plus de monnaie entraînent une surabondance de dollars dont la conséquence est l’éclatement de la bulle dollar. En comparaison, les autres économies ne dépendent pas du statut international de leur monnaie, et au contraire celle-ci ne peuvent que prendre de l’importance si elle s’internationalise.Afin de prolonger la suprématie du dollar, outre leurs moyens habituels de moins en moins efficaces utilisant le pétrole et leur puissance militaire, les États-Unis cherchent à créer à tout va des zones de libre-échange. Ce thème des zones de libre-échange est bel et bien au menu de 2013 ainsi que nous l’écrivions au GEAB n°71. Nous anticipions cependant que la plupart échoueraient ou resteraient des coquilles vides permettant de déguiser un nouveau protectionnisme : c’est exactement ce qui se passe avec les négociations entre l’Europe et les États-Unis qui cristallisent le mécontentement populaire (23) et n’aboutiront pas tout simplement car les Européens ne veulent pas des produits américains (et inversement).
Seules de rares négociations pour des zones de libre-échange peuvent encore espérer aboutir comme celles entre l’Europe et l’Inde parce qu’il s’agit de deux régions amenées à se rapprocher pour jouer un plus grand rôle international, mais là encore la pilule passe mal car les Indiens se voient imposer des contraintes de plus en plus difficile à accepter (24). L’objectif des grandes régions du monde est pour l’instant de se renforcer et non de s’ouvrir. Ne pouvant aller à l’encontre de cette tendance de fond des logiques régionales, la conséquence de ces traités de libre-échange en cascade est d’accentuer la guerre des monnaies, moyen le plus commode de continuer une forme de protectionnisme lorsque les barrières douanières sont interdites.
Bref, le salut du dollar ne viendra pas du côté des traités de libre-échange.
2 Source : CBC News, 05/04/2013.
3 Source : The Telegraph, 11/04/2013.
4 Voir entre autres Dallas News, 09/04/2013.
5 Source : Le Monde, 12/04/2013.
6 Source : L’Expansion, 13/02/2013.
7 Source : The Wall Street Journal, 10/04/2013.
8 Source : Le Monde, 11/04/2013.
9 Pour une explication simple du principe des CDO et CDO squared, voir la vidéo sur Information Processing (17/10/2008). Voir aussi Wikipédia.
10 Source : The Guardian, 08/04/2013.
11 Source : Bloomberg, 03/02/2013.
12 Source : The Guardian, 04/04/2013.
13 Source : Wikipédia.
14 Source : ZeroHedge, 10/04/2013.
15 Source : Washington Post, 02/04/2013.
16 La Haine de Mathieu Kassovitz.
17 Voir par exemple The bubble bubble.
18 Source : Caixin (03/04/2013), excellent article à lire.
19 Derniers épisodes en date, les accords de swap entre la Chine et l’Australie et entre la Chine et le Brésil. Sources : The Australian (30/03/2013) et BBC News(27/03/2013).
20 Source : Bloomberg, 08/04/2013.
21 Source : ZeroHedge, 11/04/2013.
22 Voir par exemple Le Monde (09/04/2013) et Le Monde (12/04/2013).
23 Source : Der Spiegel, 26/02/2013.
24 Source : DNA, 13/04/2013. Dans la même rubrique :